Tayyeba Batool Inder, Maurice
“Notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens.”
Nelson Mandela, 1997
Alors, de quoi s’agit-il ? La Convention de 1948 sur la prévention et la répression du génocide, communément appelée la Convention sur le génocide, fut signée sous l’égide des Nations Unies, sur les décombres de l’Holocauste qui a causé la mort de millions de juifs en Europe durant la seconde guerre mondiale. À ce stade de grands bouleversements sur la scène internationale, deux de nos principaux acteurs dans cette affaire, l’Organisation des Nations Unies (ONU) et l’État d’Israël, viennent également de prendre naissance, en 1945 et 1947 respectivement. L’ironie de la situation est flagrante ; créé lui-même par l’ONU à la suite d’un génocide, Israël se retrouve aujourd’hui accusé de ce même crime devant la plus haute instance judiciaire de l’ONU, suite aux massacres incessants perpétrés à l’encontre des Palestiniens de la bande de Gaza après les attaques meurtrières du 7 octobre 2023 sur son sol.
La CIJ est l’organe judiciaire de l’ONU, chargée d’une part, de régler les litiges entre États membres conformément au droit international, et d’autre part, de donner des avis juridiques consultatifs à la demande des autres organes de l’ONU ou des institutions spécialisées. Elle est distincte de la Cour Pénale Internationale (CPI), également basée à La Haye et établie en 2002, qui elle, juge les individus accusés de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Le bureau du procureur de la CPI a commencé à enquêter de son côté sur les attaques du 7 octobre 2023, ainsi que sur la guerre en cours à Gaza depuis lors. L’affaire de l’Afrique du Sud devant la CIJ vise donc à déterminer la responsabilité gouvernementale d’Israël en matière de génocide, et non la responsabilité de tel ou tel individu.
Les arguments des parties
Un procès pour génocide devant la CIJ est une procédure susceptible de durer des années. Consciente de cela, l’Afrique du Sud, a demandé à la Cour de statuer sur des mesures conservatoires dans un bref délai. Il est question de mesures temporaires imposées par la Cour dans des cas où il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits en litige avant que le tribunal ait pu juger l’affaire au fond. L’audience du 11 janvier dernier était donc essentiellement consacrée à ces mesures d’urgence demandées par l’Afrique du Sud, dont un cessez-le-feu immédiat dans la bande de Gaza, ainsi que des mesures visant à empêcher la destruction et à assurer la préservation des preuves liées à l’affaire de la CIJ, notamment d’autoriser l’accès à Gaza aux missions d’enquête, aux mandats internationaux et à d’autres organismes.
Dans sa plainte de 84 pages, l’Afrique du Sud accuse Israël d’actes et d’omissions « à caractère génocidaire, car ils s’accompagnent de l’intention spécifique requise […] de détruire les Palestiniens de Gaza en tant que partie du groupe national, racial et ethnique plus large des Palestiniens ». Elle affirme que les actes génocidaires d’Israël incluent le meurtre de Palestiniens, leur causant de graves dommages physiques et mentaux, les expulsions massives de leurs maisons et les déplacements, l’imposition de mesures destinées à empêcher les naissances palestiniennes et la privation d’accès à une nourriture adéquate, à l’eau, à un abri, à des installations sanitaires et à des soins médicaux. L’Afrique du Sud a également demandé à la Cour d’exiger qu’Israël lui rende compte des mesures prises pour exécuter toute ordonnance de mesures conservatoires dans un délai d’une semaine à partir de son émission, puis à intervalles régulières jusqu’à ce que la Cour rende sa décision finale.
L’heure de rendre des comptes a-t-elle enfin sonné pour l’État hébreu ? Souvent pointé du doigt sur la scène internationale pour son mépris constant du droit international public, ainsi que sa violation systématique des résolutions de l’ONU depuis maintenant 75 ans, Israël était bel et bien présent à La Haye, et a tenu à défendre sa position, le vendredi 12 janvier. Israël a avancé comme principal argument le droit de se défendre suite aux attaques du Hamas du 7 octobre 2023, réfutant les allégations de bombardement des hôpitaux à Gaza et affirmant faciliter l’accès à l’aide humanitaire. L’État juif a donc prié donc la Cour de rejeter la demande en indication de mesures conservatoires soumises par l’Afrique du Sud et de radier l’affaire de son rôle.
L’ordonnance du 26 janvier et sa portée
Une ordonnance de la Cour relative à sa compétence pour juger de l’affaire, ainsi que sur les demandes conservatoires de l’Afrique du Sud a été émise le 26 janvier. Après avoir déclaré la recevabilité de la demande sud-africaine pour être entendue devant la CIJ, cette dernière a ordonné toute une série de mesures qu’Israël a l’obligation de mettre en œuvre (voir en encadré) au titre de la Convention de 1948. Elle ordonne également à Israël de soumettre un rapport sur l’ensemble des mesures prises à cet effet dans un délai d’un mois. Plusieurs voix se sont élevées pour souligner le fait que la CIJ s’est abstenue d’ordonner un cessez-le-feu, comme requis par l’Afrique du Sud. D’un point de vue strictement juridique, bien que cela puisse sembler comme une demande non agréée, lorsque l’affaire sera entendue sur le fond, Israël aura bien moins de légitimité à sortir la carte de son droit de se défendre.
Quelle sera la portée d’une telle décision ? Les décisions de la CIJ, non susceptibles d’appel, sont en principe juridiquement contraignantes selon le droit international public ; les États soumis à sa juridiction ont l’obligation de se conformer à ses décisions. Toutefois, dans la pratique, la Cour ne dispose d’aucun moyen d’application des peines. Il revient alors à chaque État de se plier aux jugements. Et comme c’est quasiment toujours le cas en droit international public, la volonté politique est bien plus puissante que l’encadrement ou les contraintes juridiques.
L’hégémonie du plus fort dans les relations internationales
La volonté politique des dirigeants et l’intérêt des États l’emportent sur la règle de droit en realpolitik. Le cas de la guerre en Ukraine demeure l’exemple le plus récent. Bien que la CIJ ait ordonné en mars 2022 à la Russie de cesser immédiatement toutes ses opérations militaires en Ukraine, Moscou a fait fi des instructions et a continué ses campagnes militaires. Selon plusieurs observateurs, une décision en faveur de l’Afrique du Sud s’avère une victoire bien plus éclatante sur les plans politique et diplomatique que juridique, vu les moyens limités de sa mise en application. Elle servira de levier dans les négociations diplomatiques et dans l’opinion publique. Les dirigeants occidentaux, défenseurs auto-proclamés des valeurs universelles et des droits de l’Homme, auront plus de mal politiquement à continuer à cautionner l’impunité d’Israël face à un jugement affirmant la commission d’un génocide, surtout que sur le plan domestique, ils font déjà face à une opinion publique de jour en jour plus dissidente quant à la guerre.
En cas de non-respect par Israël d’un jugement favorable à l’Afrique du Sud, cette dernière peut se tourner vers le Conseil de Sécurité de l’ONU afin qu’il intervienne. Cependant, le processus de prise de décision au sein du Conseil tel qu’établi par la Charte de l’ONU fait que les États-Unis, principal allié d’Israël, en tant que membre permanent, ont systématiquement imposé leur véto aux résolutions relatives au conflit israélo-palestinien (34 des 36 propositions de résolution depuis 1945). Au regard de ce blocage répétitif du Conseil de Sécurité, certains ont même invoqué l’utilisation de la Résolution 377 A (V) « Union pour le maintien de la paix » de l’Assemblée Générale, dite Résolution Acheson, afin de légitimer l’utilisation de la force par des Casques Bleues pour protéger les populations palestiniennes à Gaza.
L’échec de l’application du droit international aux nations belligérantes n’est certes pas récent. La faillite de la Société des Nations dans l’entre-deux-guerres avait accouché de la seconde guerre mondiale et a posteriori, de l’établissement d’un nouvel ordre international. Si aujourd’hui la société internationale faillit à ses responsabilités vis-à-vis des opprimés, il se peut que l’on ne soit plus à l’abri de nouveaux bouleversements, voire même d’une troisième guerre mondiale.
À propos de l’auteure : Tayyeba Batool Inder est une Mauricienne de confession musulmane. Elle détient une double licence en Droit mention Sciences Politiques et en Histoire, Civilisations et Enjeux Internationaux de l’Université Paris-Sorbonne à Abu Dhabi. Elle participe activement à la rédaction de contenu et production pour la chaîne MTA International.
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